« Plongés dans ce continent mental de la Pandémie, qui entrave la critique et qui tue le réveil des aspirations démocratiques, nos esprits sont comme occupés » (Barbara Stiegler).
Face à un contexte sanitaire sans pareil, les travailleuses et travailleurs sociaux ont dû réinventer leurs pratiques et créer de nouveaux mécanismes de liens et de proximité avec leur public-cible.
Dans le cadre de sa mission de création de lien social et d’accompagnement méthodologique des projets de cohésion sociale , la FéBUL a organisé plusieurs séances d’échanges de pratiques et de réflexions méthodologiques afin de permettre aux travailleuses et travailleurs sociaux communautaires de première ligne de dégager des pistes concrètes d’actions et de prendre du recul face aux tensions et aux difficultés générées par cette crise. Ces séances ont fait l’objet d’une demande et d’un accord préalable de la SLRB (Société du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale).
Cette dernière a, elle aussi, décidé de mettre en place un temps d’échanges autour de cette thématique lors d’une séance plénière organisée le 12 octobre 2021, ayant pour thème « Les pratiques sociales en période de crise sanitaire dans le secteur du logement social (…) ».
De notre point de vue, il nous semblait intéressant de partager des réflexions issues des quatre matinées que la FéBUL a organisées pour les travailleurs et travailleuses des Projets de Cohésion sociale (PCS) en 2020 et en 2021.
Rappelons que, comme l’ensemble de la population, les travailleuses et travailleurs sociaux font face et maintiennent leur action sociale dans un contexte pandémique depuis plus d’un an et demi. Depuis le printemps 2020, la FéBUL est restée continuellement en contact avec ces dernier·es pour continuer à leur apporter notre soutien et garder une vision d’ensemble sur « l’état de santé » du dispositif sur le terrain. Au travers d’appels téléphoniques, de rendez-vous, de visites ou de séances collectives en visioconférence, nous voulions ici rapporter quelques extraits issus de ces échanges avec les équipes de terrain.
Le lien au cœur des préoccupations
Comment maintenir et garder le lien avec les habitant·es, dont certain·es vivent dans des conditions de logement difficiles (logements vétustes et/ou suroccupés par exemple) et dont l’enfermement (en raison du confinement) a rendu ces conditions de vie d’autant plus compliquées ?
« On avance comme on peut et on garde le plus possible contact avec le public, certains publics ayant besoin de garder le contact même virtuellement »
« Beaucoup de personnes qui étaient déjà en souffrance mentale ont vu leur maladie s’accentuer avec la pandémie »
Comment poursuivre les actions sociales communautaires quand le contact n’est plus là alors qu’auparavant, des habitant·es (parents, enfants, jeunes) allaient et venaient quotidiennement au sein du local associatif du PCS en quête d’écoute, pour aborder une préoccupation, une envie, un projet… ?
« On a perdu le contact direct, physique, sur le terrain avec les usager·es du PCS »
La question du « flou artistique », pour reprendre les termes d’une travailleuse à propos des règles sanitaires et de ses multiples changements selon l’évolution de la situation, en ont déconcerté plus d’un·e.
« Certaines personnes jouent sur le manque de clarté quant aux règles sanitaires. Une personne est ainsi entrée dans le local du PCS en expliquant qu’elle refusait de porter le masque car il y avait 1m50 de distance entre elle et le travailleur. Ce genre de situations crée des tensions entre les habitant·es »
En l’absence de directives pas toujours bien comprises, des équipes se questionnent : faut-il maintenir à tout prix le contact physique avec les habitant·es ? Ou faut-il préserver sa santé avant tout ?
« Ne vaut-il pas mieux attendre la formulation de directives plus claires avant de rouvrir le local ? »
« Oui, mais on risque de perdre encore plus d’habitant·es. Privilégie-t-on le lien avec les habitant·es ou pense-t-on d’abord à notre propre sécurité et à la leur ? »
Comment, par ailleurs, pallier l’absence des autres structures associatives ou institutionnelles jadis présentes pour accompagner individuellement les personnes confrontées à des problèmes administratifs ou présentant des difficultés d’accès au numérique. En effet, à défaut de ne pas pouvoir réunir les personnes et parce que l’offre de service dans le quartier fonctionnait « au ralenti », beaucoup d’équipes PCS ont dû faire face à de nombreuses demandes d’aide individuelle.
« La quasi totalité des professionnel·les du terrain a quitté les lieux, hormis une travailleuse sociale qui est encore présente »
Bien qu’aux stades les plus critiques de la pandémie, des travailleur·euses ont pu apporter, grâce à leur expertise de terrain, des réflexions plus globales et utiles autour du dispositif PCS, la plupart ont exprimé leur besoin de retourner sur le terrain, dans « leur quartier », au cœur même de leur champ d’action.
« Passée la phase de stupeur, on doit à un moment donné reprendre le terrain, remettre un pied sur place car on atteint vite nos limites, même si ce confinement nous permet de travailler sur des éléments plus théoriques du dispositif et offre une opportunité de réflexion dans cette période charnière afin de réécrire la convention, redéfinir les objectifs, les indicateurs… Cela permet de mettre le travail associatif en valeur (…) »
« Nos réflexions sont nourries au jour le jour par l’action du terrain. On en a donc besoin, quitte à la remettre en question ».
Il est à noter que de nouveaux et nouvelles travailleur·euses sont arrivé·es en cours de pandémie et que ces dernier·es n’ont finalement jamais connu le travail social de terrain pré-pandémie dans le projet local. Certain·es exprimaient même leur angoisse de se retrouver dans une situation « post Covid » qu’ils et elles n’avaient jamais connue dans leur périmètre d’actions.
Une envie d’aller « de l’avant »
Malgré la fatigue, les interrogations et des tensions humaines déjà présentes avant la crise sanitaire et accentuées dans certains quartiers avec parfois de gros regains de violences, les équipes ne se sont jamais résignées. Que du contraire : à l’heure actuelle, avec une nette reprise des actions sur le terrain, les travailleur·euses ont envie d’aller « de l’avant », et continuer, à l’instar des mois les plus durs de la crise de mettre en place des initiatives pour garder le lien entre les habitant.es permettant de favoriser une amélioration continue des conditions de vie des personnes au sein de leur habitat.
Une fois dépassé le temps des constats, ainsi que celui de l’analyse et de la compréhension, les équipes sociales, qui ne sont pas en reste de créativité et d’énergie, ont mis en place de nouvelles manières de garder le lien avec les habitant·es :
- Renforcement du travail de proximité avec les habitant·es et création de lieux de rencontres en extérieur
- Augmentation du lien par le biais de contacts téléphoniques et d’outils numériques (réseaux sociaux notamment)
- Actions de solidarité pour aider les personnes les plus isolées
- Contacts rapprochés avec les personnes âgées
- Rapprochement avec des habitant·es ne fréquentant pas le PCS (avant la pandémie)
- Collaboration avec des jeunes du quartier pour distribuer des colis et des repas alimentaires aux habitant·es
- Renforcement des collaborations avec le réseau associatif de quartier pour aider les personnes en difficultés administratives (et pallier ainsi la diminution des services de proximité due à la pandémie)
- Formation au travail de rue pour rentrer plus facilement en contact en extérieur
- Collaborations renforcées avec les autres services de l’asbl qui portent le PCS
- Groupe de réflexion pour revoir la définition du travail social communautaire avec une enseignante en école supérieure en AS (assistant·e social·e)
- Collaboration avec des artistes (via des résidences d’artistes) comme prétexte à la rencontre avec les habitant·es
- Présence accrue sur le terrain durant les mois de juillet et d’août pour relancer de nouvelles dynamiques de groupe avec les habitant·es au moyen de sorties et d’activités de convivialité
De cette expérimentation faite parfois dans l’urgence, il restera des traces… Des situations difficiles se sont aggravées, comme cité plus haut, des tensions sociales sont (ré)apparues dans certains quartiers, des cohabitations complexes sur des espaces restreints ont généré des troubles, des comportements déviants ont été moins suivis et se sont aggravés, les suivis et accompagnements individuels se sont renforcés pour pallier la fermeture de certains services d’aide administrative.
Cependant, il restera également les innovations sociales et la capacité de résilience des travailleuses et travailleurs sociaux ainsi que des habitant·es. Ils et elles ont traversé cette crise et en ressortent aujourd’hui mieux outillé·es, mieux armé·es et conscient·es que nulle situation n’est acquise et stable et, qu’en tant qu’êtres humains, il nous faut sans cesse nous adapter à l’environnement qui nous entoure.